Psychologie du moi et interpretation dans la thérapie psychanalytique
de Ernst Kris
[Cas dit de LHomme aux cervelles fraîches]
Traduit de langlais par Jacques Adam
http://lacanian.memory.online.fr/EKris_Cervelles.htm
(voir traduction a l'espagnol)Rapport présenté à la session sur les implications techniques de la psychologie du moi, lors des Journées dhiver de lAssociation américaine de psychanalyse, New York, décembre 1948. Travail du Centre détude de lenfant, Faculté de Médecine de Yale. Paru dans The Psychoanalytic Quarterly, XX, 1, janvier 1951, p. 1530.
La psychanalyse, au cours du demi-siècle de son histoire, sest développée de manière relativement indépendante au regard de lensemble des découvertes des autres disciplines scientifiques. Ses applications, cependant, nont pratiquement jamais cessé de sinfluencer mutuellement. Cest en ce sens quon peut considérer lhistoire de la psychanalyse comme une intégration progressive dhypothèses. Il ne fait aucun doute quil existe une interaction entre lobservation clinique et le développement de la technique comme de la théorie psychanalytique [23, 24]. Le développement du point de vue structural en psychanalyse, autrement dit le développement de la psychologie du moi, ne peut que gagner à être décrit en ces termes mêmes dinterdépendance. Freud a été influencé par ses collègues zurichois, au moins en ceci que son intérêt pour les psychoses sen est trouvé accru. Cest ainsi quil a pu formuler le concept de narcissisme et envisager le moi non plus comme un ensemble de fonctions séparées mais comme une organisation psychique. Puis il y a eu la série des observations cliniques ayant permis le développement dune psychologie structurale, cest-à-dire celles où Freud a étudié lindividu en proie au sentiment inconscient de culpabilité et rendu compte de patients réagissant au traitement par une réaction thérapeutique négative. Ce sont ces types de comportement qui lont conforté dans sa conception de la nature inconsciente des autoreproches et des tendances autopunitives, et qui ont donc permis de spécifier les particularités si importantes du surmoi. On peut sans doute en conclure que les autres observations cliniques que Freud utilisait à cette époque étaient à peu près ce que nous appellerions aujourdhui des névroses de caractère, cest-à-dire des cas dont lanalyse éclairait particulièrement bien la nature inconsciente des résistances et des défenses, ce qui permettait, en outre, de mieux décrire le fonctionnement inconscient et préconscient du moi.
Ce nest sûrement pas par hasard quon en est arrivé là. Il ny a aucune raison de croire que ces observations cliniques-là, celles dont nous venons de parler, Freud les ait épinglées accidentellement. Freud ne sest sûrement pas orienté vers létude des psychoses simplement pour engager une polémique avec Jung, ni pour répondre aux suggestions dAbraham. On ne peut pas non plus supposer que son intérêt pour les névroses de caractère ait été dû à la seule recrudescence de ce type de névroses parmi ses patients au début des années vingt, et donc à un phénomène psychosocial [171, bien quune telle recrudescence ait probablement eu lieu. Il est de toute évidence plus raisonnable dévoquer ici linteraction de deux phénomènes: la disponibilité du clinicien dune part, la mobilité du phénomène observé dautre part.
Que Freud se soit montré prêt à formuler de nouveaux concepts satteste peut-être encore mieux du fait que les principes de la psychologie du moi se trouvaient déjà en filigrane dans ses Écrits techniques 1 [18]. La plupart de ces articles sont contemporains du premier essai, jamais achevé, de reformulation de sa théorie, cest-à-dire ce qui a été publié dans les articles sur la Métapsychologie 2. La primauté des formulations techniques sur les formulations théoriques vaut pour toute loeuvre de Freud. Il est patent quen 1890, il sest réservé, dans les Études sur lhystérie 3, le chapitre sur la thérapeutique, et non celui sur la théorie. Plusieurs années plus tard, quand il eut réussi à faire la synthèse de ses études sur les rêves et sur les névroses, et que limportance de la sexualité infantile eut commencé dêtre reconnue, il fut le premier à prendre en compte une modification technique: lassociation libre remplaça la technique de concentration [22]. De la même manière, ce quon peut lire dans ses articles sur la technique écrits entre 1910 et 1920 anticipe et implique ce que quelques années plus tard, il devait formuler en termes de psychologie du moi. Quand il conseille, dans lanalyse, de partir de la surface et danalyser les résistances avant dinterpréter le contenu, cela implique les principes mêmes qui sont à la base de la psychologie du moi. Mais cela explique aussi le statut quont, dans la littérature psychanalytique, les articles de Freud concernant la technique, à savoir une position de référence -et nombre douvrages techniques nont fait quillustrer ou confirmer, plutôt que modifier, les quelques préceptes fondamentaux quil avait donnés. Quand on relit la communication faite par Freud en 1918 [11] au Congrès de psychanalyse de Budapest, on se rend compte quil avait explicitement anticipé bon nombre de problèmes maintenant courants, de modifications de règles techniques nécessaires dans certains types de cas, et même tout le courant qui se développe actuellement et qui tente de rattacher la thérapie psychanalytique à la psychothérapie au sens large du terme. Cette évolution nest pourtant devenue possible que lorsque les nouvelles perspectives ouvertes par la psychologie du moi ont ouvert laccès dabord à une systématisation sans doute meilleure des premières techniques psychanalytiques, puis ont permis à la psychanalyse des enfants, avec Anna Freud, et à celle des délinquants, avec Aichorn, de se développer, et enfin plus tard de préciser un certain nombre de modifications techniques à apporter au traitement psychanalytique des cas limites et des psychoses.
La psychologie du moi, par son extension, na pas seulement élargi la portée de la thérapie psychanalytique; son impact sur la technique psychanalytique des névroses en a même radicalement modifié lallure. Cest précisément dans ce genre de variations que réside la lente et parfois imperceptible évolution de la technique psychanalytique, alors que, quand elles sont isolées, ces variations dans lévolution restent difficiles à estimer. En effet, ce quon appelle des variations peut aussi bien être considéré comme des différences , et ces différences de techniques entre analystes qui partagent à peu près les mêmes points de vue fondamentaux relèvent sans doute de multiples facteurs; il nen reste pas moins quà sintéresser à ces courants de changements dattitude, on peut se considérer comme étant dans la meilleure voie possible.
Toutes les modifications de la technique psychanalytiqueou en tout cas la plupart dentre ellesnont pas trait à lévolution dun seul aspect de la théorie psychanalytique. Quon relise les premiers récits de cas de Freud, et lon verra par exemple quà la place de lévident endoctrinement intellectuel de lHomme aux rats, il sest agi tout de suite après de mettre laccent sur ce qui devait être revécu dans le transfert, modification qui na apparemment pas de relation directe avec un point de vue théorique précis. De même, une meilleure compréhension dans le maniement du transfert ne fut probablement au départ leffet daucun insight théorique nouveau. Elle ne fut que le résultat dun savoir-faire de plus en plus grand et dun talent toujours mieux éprouvé, que Freud et ses premiers collaborateurs ont partagé 4. Cela nest dailleurs pas sans évoquer lassurance thérapeutique quacquiert progressivement tout analyste au cours de ses dix premières années de formation. Mais il existe aussi des modifications de la thérapie psychanalytique quexplique très biendu moins je le penselinsight théorique 5. Toute découverte nouvelle en psychanalyse dépend, jusquà un certain point, de la procédure thérapeutique. La valeur des comptes rendus cliniques réside en ceci quon est obligé de reconstituer notre propre matériel clinique, de revoir nos méthodes, et de profiter de lexpérience des autres (en quoi on a pu laisser échapper ou sous~estimer quelque chose). Pour évaluer cette influence de la psychologie du moi, il ne faut pas oublier de mentionner les idées qui se sont développées, parallèlement ou à la suite de cette nouvelle orientation structurale, à savoir: la théorie élargie des pulsions instinctuelles englobant maintenant lagressivité, et lensemble des études génétiques expérimentales qui mettent toujours mieux en valeur les conflits pré-oedipiens issus de la particularité de la relation mère enfant. Une étude historique de la littérature psychanalytique montrerait, je pense, comment ces insights nouveaux peuvent effectivement se répercuter sur la thérapeutique, cest-à-dire évidemment dabord sur le contenu de linterprétation, et pas seulement sur la technique thérapeutique au sens étroit du terme. Cest en grande partie à une meilleure compréhension et aux progrès faits dans le maniement des résistances quon doit les modifications successives de la technique. Interpréter les résistances ne consiste pas seulement à les mentionner et à en trouver la cause; mais aussi à chercher par quelles voies elles opèrent, ce qui permet alors de les restituer, par rapport à dautres types de comportement identiques, à lintérieur des activités défensives du moi. Les résistances ne sont plus simplement un obstacle à lanalyse, mais une partie de la surface psychique à explorer 6. Le terme même de résistance perd alors sa connotation péjorative, telle quon en parle quand on dit dun patient quil résiste au médecin si celui-ci sénerve de lopposition quil rencontre. Voilà bien la manifestation dun changement dans le cadre de ce quon peut appeler le climat analytique.
Dans lun de ses derniers articles [12], Freud sest élevé contre le reproche darbitraire quon lui a fait, précisément à propos du concept de résistance. Il passe en revue tous les critères selon lesquels, en fonction des réactions que le patient présente, lexactitude de linterprétation se vérifie. Par là même, il met en valeur lambiance de coopération qui se crée entre lanalyste et le patient et de ce fait, nous met en garde contre des interprétations trop dictatoriales 7. Ce qui ne veut pas dire quil soit toujours possible ou souhaitable déviter lopposition du patient à une interprétation; mais il est certain en tout cas que les progrès de la psychologie du moi ont entraîné un certain nombre de modifications dans la technique de linterprétation: pas des modifications accidentelles, spécifiques de tel analyste et non de tel autre, mais des modifications sérieuses, à la mesure des ajustements de la technique psychanalytique à la théorie.
EXEMPLES CLINIQUES
Je mentionne dabord, pour simplifier le problème, la version résumée dun incident survenu dans lanalyse dun garçon de six ans, relatée par Anna Freud [6, p. 119]. Après une séance douloureuse chez le dentiste, ce petit garçon avait manifesté, lors dune séance, un certain nombre de comportements significatifs relatifs à cette mauvaise expérience: il avait abîme et brisé quelques objets appartenant à son analyste, pour finalement se mettre à casser ostensiblement les mines de toute une boite de crayons, avant de les retailler un par un. Comment interpréter ce type de comportement?
Linterprétation peut en être: revanche sur la castration, ou bien passage dune attitude passive à une attitude active, ou encore identification du petit garçon à lagressivité du dentiste. Ces trois interprétations se référent toutes à langoisse quil a éprouvée. Le choix entre lune ou lautre va évidemment dépendre du moment de lanalyse. La première, qui vise le ça, est directement centrée sur le complexe de castration. Les deux autres visent les mécanismes de défense. La deuxième souligne le fait que la passivité est difficile à supporter et quen assumant un rôle actif, le danger peut être maîtrisé. La troisième interprétation complète la seconde, en indiquant que lidentification peut tenir lieu de mécanisme de défense. Cest sans doute là un mode courant de défense de ce petit garçon, qui lamène à avoir des réactions agressives 8 pour parvenir à ses buts, ce qui explique sans doute beaucoup de traits de son comportement. Linterprétation qui sappuie sur lidentification nest donc pas seulement celle qui a la plus grande portée. Elle ouvre également le maximum de perspectives en ce quelle est juste celle quil faut pour que le petit garçon puisse se lappliquer le plus facilement à lui-même. Il apprendra ainsi à intégrer le fait que certaines de ses réactions lui sont comme étrangères (autrement dit sont des symptômes), ce qui doit lui faire faire un pas décisif pour se prêter à la continuation du travail analytique.
En choisissant cet exemple, nous navons pas cherché à démontrer que la puissance dune interprétation visait à rendre lusage dun mécanisme de défense conscient, mais plutôt à démontrer en quoi la situation permet et appelle, en fin de compte, trois interprétations. Dès quon a affaire à un problème de technique, il faut trouver le meilleur moyen de communiquer au patient lensemble des significations possibles. Chercher à limiter linterprétation au ça, cest en revenir à la technique dautrefois, celle-là même que nous pensons avoir été entièrement modifiée par lévolution dont nous avons parlé. Limiter linterprétation aux seuls mécanismes de défense peut aussi se justifier, dans lhypothèse où nous pensons que le patient a encore du chemin à parcourirce qui est en effet une précaution essentielle, encore que cette prudence paraisse quelquefois bien exagérée chez certains analystes. Il peut aussi arriver que le patient réagisse comme si nous navions pas eu ce souci de limiter la portée de notre interprétation. Ainsi, au moment où celle-ci vise un mécanisme dévitement du danger (par exemple par identification), le patient se met alors, dans les associations suivantes, à réagir comme si nous venions de lui interpréter sa féminité. Une séquence de ce type indique une évolution normale de la cure : linterprétation a touché le mécanisme dévitement et la réaction a révélé la pulsion évitée 9.
On ne peut pas réaliser de vraies conditions expérimentales pour étudier les effets comparés de nos interprétations. La comparaison de cas similaires ou de réactions identiques à des situations similaires peut néanmoins nous aider à faire des généralisations quelquefois utiles. Mais il existe une situation qui permet pourtant de faire des études comparatives quelque peu plus précises : celle de patients faisant une deuxième tranche danalyse avec un nouvel analyste. Le fait quune seconde analyse ait été nécessaire na rien de péjoratif pour le premier analyste, et nimplique en rien que la première partie du traitement ait été un échec. Dans beaucoup de cas où jai eu à reprendre une analyse en second, la première avait été commencée à une époque où les problèmes de la psychologie du moi navaient pas encore influencé la technique analytique, ou bien lanalyse avait été faite par un collègue qui, à ce moment-là, nen voyait pas encore limportance. Le premier traitement a pu provoquer une amélioration considérable et pourtant, ce sont exactement les mêmes problèmes que lon voit revenir, mais sous un jour nouveau, ou sous un angle nouveau de la relation, dès quon injecte des interprétations dun type différent, plus par la surface. Dans certains cas réunissant de telles conditions, quand la première analyse est publiée, elle permet alors un excellent point de comparaison.
Au moment de sa seconde analyse, notre patient, un intellectuel dune trentaine dannées, occupe déjà une position universitaire élevée, mais narrive pas à atteindre un plus haut rang, faute de pouvoir publier ses importantes recherches. Cette plainte, essentielle pour lui, lamène à vouloir reprendre son analyse. Il sait gré au traitement précédent de lavoir rendu plus efficace et moins inhibé socialement; ce fut un véritable changement dans sa vie. Il sinquiète cependant à lidée que sa reprise dune analyse ne vienne aux oreilles de son analyste précédent (cétait une femme), qui pourrait en quelque sorte sen choquer. Il est néanmoins convaincu que, passé un certain laps de temps, cest avec un homme quil peut maintenant faire son analyse.
Sa première analyse lui avait appris comment la peur et la culpabilité lempêchaient dêtre productif; et en quoi consistait son incessant besoin de prendre et de voler qui sétait manifesté à la puberté. Il est maintenant en permanence assailli par la compulsion à prendre les idées des autresle plus souvent celles dun jeune et brillant collègue (un ami intime) avec qui il passe, dans un bureau voisin du sien, des journées entières à discuter.
Un jour il mannonce subitement, alors que tout est prêt pour la publication effective dun de ses travaux, quil vient de mettre la main, à la bibliothèque, sur une publication déjà ancienne qui développe la même thèse que la sienne. Ce texte ne lui était pas étranger puisquil y avait encore jeté un coup dil peu de temps auparavant. Il semble alors bizarrement si enjoué et si excité que je crois bon de linterroger en détail sur ce texte quil craignait plagier. Son examen minutieux révèle alors que ce document ancien contient bien des références utiles à sa propre thèse, mais pas le moindre soupçon de la thèse elle-même. Notre patient avait fait dire à lauteur exactement ce que lui, en fait, avait voulu dire. Une fois cela admis, le problème du plagiat prend une nouvelle tournure: bientôt transpire que léminent collègue sest emparé de façon réitérée des idées du patient, les a arrangées à son goût et tout simplement démarquées sans en faire mention. Il a limpression dentendre pour la première fois de sa vie une idée forte, indispensable, pense-t-il, à la maîtrise de son propre sujet, mais puisque cest celle de son collègue, il lui est interdit de lutiliser.
De tous les facteurs déterminant les inhibitions de notre patient à légard de son travail, lidentification à son père est le plus important. Contrairement à son grand-père, un éminent savant, son père a failli à la charge de se faire remarquer dans sa propre partie. Les conflits quil avait autrefois rencontrés avec son père se retrouvaient dans la peine quil se donnait à se trouver des patrons ou à saffronter à des idées, que ce soit pour les juger inadéquates, ou juste bonnes à être plagiées. La projection de ses idées sur les images paternelles venaient de son désir davoir un père à la hauteur (un grand-père). Le conflit oedipien avec son père apparut au cours dun rêve, sous la forme dune bataille où les livres étaient des armes, et où les livres perdants étaient avalés au cours du combat. Linterprétation en fut le désir dincorporer le pénis paternel. Et cela renvoie à un moment bien précis de sa petite enfance où, vers quatre ou cinq ans, il commença à accompagner son père à la pêche. Qui a le plus gros poisson et tout un jeu de comparaison de cet ordre à ce propos lui est alors revenu précisément en mémoire. Son inclination à prendre, à mordre, à voler, avait pris toutes sortes de détours et de déguisements pendant la phase de latence et ladolescence, jusquà ce quil soit enfin possible de décider que cétait bien sur les idées quun déplacement décisif sétait opéré. Il ny a que les idées des autres qui sont intéressantes, ce sont les seules qui soient bonnes à prendre: sen emparer est une question de savoir sy prendre. A ce point de mon interprétation, jattendais la réaction de mon patient. Le patient se taisait et la longueur même de ce silence avait une signification spéciale. Alors, comme saisi dune illumination subite, il profère ces mots: Tous les midis, quand je me lève de la séance, avant le déjeuner et avant que je ne retourne à mon bureau, je vais faire un tour dans telle rue (une rue bien connue pour ses restaurants, petits, mais où lon est bien soigné) et je reluque les menus derrière les vitres de leur entrée. Cest dans un de ces restaurants que je trouve dhabitude mon plat préféré : des cervelles fraîches.
Il est maintenant possible de comparer les deux types dapproche analytique. Le lien entre lagressivité orale et son inhibition au travail avait été reconnu lors de la première analyse: Un patient qui durant sa puberté a volé de temps en temps, surtout sucreries ou livres, a gardé plus tard un certain penchant au plagiat. Dès lors, puisque pour lui lactivité était liée au vol, leffort scientifique au plagiat, il a pu échapper à ces coupables impulsions par le truchement dune inhibition considérable de son activité et de ses réalisations intellectuelles [30]. Ce que la deuxième analyse a mis en valeur est le mécanisme même de linhibition de son activité. Dans un deuxième temps, mes interprétations ont donc pu parachever les premières, par leur aspect plus concret et par la prise en considération de maints petits détails du comportement, moyennant quoi il fut possible de relier le présent au passé, et les symptômes de lâge adulte aux fantasmes de lenfance. Il nen reste pas moins que le point essentiel fut l exploration par la surface, le problème ayant été de cerner comment avait surgi cet émoi : Jai peur de plagier. La procédure na pas consisté à viser le ça directement ou immédiatement par linterprétation. Il sest agi plutôt de déterminer, dans une période préparatoire au cours de laquelle étaient minutieusement étudiés les différents aspects du comportement (le niveau descriptif), des patterns typiques de comportement du présent et du passé 10. On a dabord souligné son attitude de critique ou dadmiration à lendroit des idées des autres. Puis le rapport de celles-ci aux propres idées et intuitions du patient. A ce moment-là, la comparaison entre la productivité du patient lui-même et celle des autres dut être poursuivie dans le plus grand détail pour comprendre le rôle quavait joué cette activité de comparaison dans le développement antérieur du sujet. Finalement, la déformation dimputer, aux autres ses propres idées put être analysée et le mécanisme doit et avoir être rendu conscient**. Cette période descriptive et exploratoire vise donc, avant tout, à découvrir un mécanisme de défense. Elle ne vise pas un contenu du ça. Larme interprétative la plus puissante est évidemment le lien entre la défense et la résistance du patient dans la cure. Cest un point que nous ne développerons pas ici. Les phases dexploration, dans cette analyse, ressemblent à celles quHélène Deutsch [3] décrit dans un cas qui ma frappé par ses ressemblances avec celui dont je rends compte, où la tendance inconsciente du sujet à plagier les idées dun ami tenu en haute estime, provoquait des troubles de mémoire si importants que seule la méthode analytique avait permis de trancher avec des troubles neurologiques. Sil avait été possible de recueillir le matériel relatif à lenfance du patient dHélène Deutsch, on aurait ainsi pu comparer les ressemblances et les dissemblances relatives aux histoires infantiles respectives de nos deux patients, aux différences que la structure de leurs défenses et de leurs symptomatologies avait plus tard présentées 11. Le mécanisme dont il sagit ici et dont, par lanalyse, jai rendu mon patient conscient, limpulsion du ça, limpulsion à dévorertout cela a fini par émerger dans la conscience, et cest ensuite par paliers successifs dinterprétations quon a tout naturellement pu rejoindre le terrain analytique sur lequel la première analyse sétait effectivement tenue. Nous ne prétendons pas avoir fait preuve doriginalité en la matière. Il y a sûrement toujours eu des analystes pour apprécier un problème dinterprétation à peu de chose près comme nous venons de le faire. Ce type dapproche a été dans une certaine mesure systématisé grâce au support et au guide que donne la psychologie du moi. Il semble que maintenant, bien dautres analystes procèdent de la même manière et, sensibles à ce déplacement daccent, en ressentent effectivement le bénéfice thérapeutique 12.
PLANIFICATION ET INTUITION
Nous devons maintenant réserver une étude plus détaillée à la différence qui existe entre les méthodes plus ou moins anciennes ou nouvelles quon emploie pour analyser les défenses et pour rapprocher le en surface et le en profondeur du matériel psychanalytique. Les progrès de la théorie ont permis de mieux comprendre comment se reliaient les différents temps de la cure et, de ce fait également, de mieux se faire comprendre. On peut en effet maintenant beaucoup mieux faire entendre ce quest la hiérarchie et le moment des interprétations, de même que la stratégie et la tactique dune thérapie [25], même si lon se rend compte quil subsiste encore bien des incertitudes à ce sujet. Quand on parle de hiérarchie ou de moment des interprétations, de stratégie ou de tactique en ce qui concerne la technique, ne veut-on pas dire en effet quil sagit de faire un plan du traitement, soit dans ses grandes lignes, soit pour tel type de cas ou de pronostic ? A quel degré de généralisation ou de spécificité chaque analyste en particulier pousse-t-il sa planification du traitement ? A quel moment, dans le contact avec le patient, les premiers éléments de planification se suggèrent-ils deux-mêmes, et quand les voit-on se confirmer? Par quoi sommes-nous obligés parfois de modifier nos impressions et nos plans ; quand doit-on y renoncer ou les remanier ? Voilà quelques-unes des questions sur lesquelles repose une bonne partie de ce que nous devons transmettre de la psychanalyse et dont la littérature à ce sujet rend fort mal compte 13. Le sujet est pourtant dune importance considérable puisque, en vérifiant et en contrôlant nos prédictions, nous pourrions alors nous considérer comme satisfaits de la validité et de la fidélité des essais de prévisions que nous faisons fonctionner de cette manière et qui est ce dont dépend, au moins partiellement, la technique analytique 14.
La tendance qui consiste à opposer la technique de la planification à celle de lintuition stimule des travaux psychanalytiques, encore quil ait été souvent démontré quune telle opposition était injustifiée 15. Les polémiques stériles entre Theodor Reik et Wilhelm Reich sont largement citées à ce propos. Selon moi, ce débat, tout comme la question quil prétend résoudre, est un faux problème. Il sagit en effet simplement de déterminer comment opèrent les idées préconscientes dans la prise de position de lanalyste, et comment elles influencent ses réactions, question à laquelle aucun analyste néchappe dans sa pratique. Il y a ceux qui sont inhibés dès quils cherchent à se formuler pour eux-mêmes la marche à suivre, et pour qui agir ainsi en toute connaissance de cause revient en fait à de linhibition ou à de la confusion. Il y a ceux qui, au moins de temps en temps, préfèrent réfléchir à ce quils sont en train de faire, ou à ce quils viennent de faire dans tel ou tel cas. Et dautres enfin, qui veulent sans cesse savoir où ils en sont. Il ny a pas de situation standard en la matière. Lidée, cependant, que les réactions préconscientes de lanalyste sont nécessairement à lopposé de la notion de planification paraît, dans létat actuel de nos connaissances sur les processus de pensée préconscients, pour le moins dépassée [21].
Si nous admettons que la distance optimale à la pleine conscience de son attitude constitue léquation personnelle de lanalyste, on comprend beaucoup mieux limportance quy ont les processus préconscients 16. Cela permet, au moins, de garantir la dimension de spontanéité avec laquelle un analyste, la veille de son départ en vacances, lâche à son patient qui a lair de beaucoup sen inquiéter, un : Ne vous en faites pas pour moi. Beaucoup de gens pensent quElla Sharpe, dans cet exemple quelle relate [31, p. 65], avait fait preuve daudace, et quen sautorisant spontanément ce genre de raccourci, elle était allée trop loin dans son intervention. Mais en y regardant de plus près, on doit bien admettre que si son patient a été convenablement préparé à laspect imaginaire des pulsions agressives à luvre dans le transfert, la perspicacité de son intervention a dû faire mouche et provoquer quelque insight chez le sujet. Quon soit ou non daccord avec de tels effets de surprise et je dois avouer mon propre embarras à cet égard-, il nen sont pas moins impossibles à obtenir quand on veut davance et sciemment les provoquer. Même ceux dentre nous qui ne partagent pas la maîtrise époustouflante dElla Sharpe doivent reconnaître tout ce qua de positif lintuition. Permettez-moi, à ce propos, dévoquer rapidement le cas dun patient qui avait fait une analyse lorsquil était enfant, et que jai vu quinze ans après, cette première analyse ayant dû être interrompue à cause de sa mère, vraiment trop séductrice, qui ne supportait pas de partager son enfant avec un analyste, je connaissais bien les circonstances de lanalyse précédente. Certains symptômes navaient pas bougé, dautres sétaient accentués, en particulier de longs moments dexcitation sexuelle entrecoupés, mais sans soulagement notable, de périodes de masturbation compulsive, ou de ces équivalents qui, dans certains cas, mènent à des impulsions quon peut prendre pour de lexhibitionnisme. De longues périodes de lanalyse furent dabord consacrées à détailler ces états dexcitation. Il sest avéré que ces comportements commençaient et finissaient régulièrement par une envie de boire et de manger. Le patient fut daccord avec moi pour désigner le cycle complet de létat où il se trouvait à ces moments-là de gloutonnerie. Peu après, dans le cours de lanalyse, ses fantasmes phalliques à propos de cette mère séductrice purent être progressivement traduits en terme oraux; la demande damour exprimée avec une telle violence devint ainsi le levier qui permit laccès à bien des souvenirs refoulés, que lanalyse de lenfance navait pas dévoilés. A un moment, pourtant, la cure se mit à stagner et devint lénifiante, quand subitement quelque chose changea: au lendemain dune séance particulièrement éprouvante, il me dit que cette fois ça y était. Maintenant, il comprenait. sa femme, mexpliqua-t-il en détail, venait de le taquiner, à vrai dire sans méchanceté, et pourtant il sétait mis à pleurer et comme il en éprouvait un soulagement énorme, il avait continué des heures durant. Que sétait-il passé ? Au moment de faire une interprétation, jen avais, sans préméditation consciente, modifié les termes. Au lieu de demande damour, javais employé lexpression besoin damour ou bien une tournure qui évoquait plus laspect agressif que passif de son désir oral toujours insatisfait. Cette sorte dintuition avait eu un effet positif là où lattitude raisonnée avait échoué ou, pour être plus indulgent avec moi-même, navait pas encore réussi. Cet exemple peut servir à illustrer la nécessaire et constante interaction entre planification et intuition, entre les niveaux conscients et préconscients de compréhension du matériel psychanalytique. Je suis persuadé que tous les progrès de la psychanalyse sont venus de ce type dinteractions, qui plus tard ont été plus ou moins codifiées en règles techniques.
Chaque fois que nous parlons de lintuition de lanalyste, nous nous trouvons face à un problème traité sous diverses rubriques dans la littérature psychanalytique. On parle soit de léquilibre psychique, soit de létat desprit de lanalyste, alors que le problème réside en grande partie dans la manière dinterpréter. Un rapide coup dil du côté de lautoanalyse savère aussi souvent entrer en ligne de compte dans lintervention de lanalyste. Ce mélange dattention, dintuition et dauto-analyse dans la manière dinterpréter a été magistralement décrit par Ferenczi [5] : On laisse agir sur soi les libres associations du patient et en même temps, on laisse sa propre imagination se faire le jouet de ces associations. Entretemps, on compare les nouvelles connexions avec les résultats antérieurs de lanalyse, sans négliger, fût-ce un instant, la prise en compte et la critique de ses propres tendances.
Il ne sagirait, en fin de compte, que dun incessant va-et-vient entre empathie*, auto-observation et jugement. Ce dernier, complètement spontané, sannonce à loccasion sous forme dun signal quon doit simplement prendre comme tel; cest seulement sur la base dun matériel justificatif supplémentaire quon peut enfin décider dune interprétation.
NOTES
1. FREUD, Collected Papers, II (En français, De la technique psychanalytique, traduction A. Berman, PUF, 1953.)
2. FREUD, Collected Papers, IV (En français, Métapsychologie, traduction Marie Bonaparte et A. Bermann, Gallimard, 1940.)
3. FREUD (et BREUER), Studies in Hysteria, traduction A.A. Brill, New York, Nervous and Mental Diseases Monographs, 1936. (En français, Etudes sur lhystérie, traduction A. Berman, PUF, 1956.)
4. Ce point de vue peut se discuter. En évoquant sa propre évolution en tant quanalyste, Ella Sharpe souligne que cest seulement en se familiarisant avec les concepts structuraux, en particulier avec celui du surmoi, quelle a pu manier correctement les problèmes transférentiels (31, p. 74). Un témoignage du même genre est également donné par Abraham [1] sur les premières difficultés techniques quil a rencontrées.
5. Ceci nest évidemment pas le cas pour tout le monde. La relation entre linsight théorique et la procédure thérapeutique varie dun analyste à lautre. Et il nexiste rien de définitif sur quoi se baser pour arrêter son jugement ni pour dire quel est le meilleur type de relation à cet égard.
6. Cette idée, ainsi que des formulations identiques sur lanalyse des résistances sest développée en deux temps : chez Wilhelm Reich [27, 28] puis chez Anna Freud [6]. Il y a pourtant des différences entre eux. Reich envisage surtout le problème comme étant un problème de savoir-faire technique; ses formulations sont plutôt simplifiées ou exagérées. Elles mènent à une conception de lanalyse des résistances par strates successives, dont le défaut a déjà été critiqué par Hartmann [181. Chez Anna Freud, les résistances sont entièrement envisagées comme faisant partie de la fonction défensive du moi.
7. Waelder [33 ] a plus tard approfondi ce problème.
8. Cest probablement ce quAnna Freud veut dire quand elle affirme que lenfant ne sidentifiait pas à la personne de lagresseur mais à son agression.
9. Une autre discontinuité apparenteun sautdans ce genre de réactions (pas moins fréquente, ni importante) est désignée par ce que Hartmann appelle le principe de lappel multiple dans linterprétation [18]. De tels exemples montrent combien est discutable lidée de linterprétation procédant par couches successives, défendue par Wilhelm Reich [27, 28]. Voir aussi à ce propos Nunberg [26] et Alexander [2].
10. La valeur de tels procédés (partir de descriptions minutieuses) a été souvent étudiée par Édouard Bibring. Je cite son point de vue, à partir dun bref résumé quen fait Waelder (32, p. 471) : Bibring mentionne que le fait de particulariser certains patterns actuels du comportement dun sujet, permet de trouver, après être passé par plusieurs patterns intermédiaires, le pattern originaire de lenfance. Le pattern actuel englobe les motions instinctuelles et les angoisses devenues actives aussi bien que les procédés actuels dont se sert le moi pour élaborer (qui ne sont dans certains cas, que le répondant stéréotypé de motions et dangoisses périmées). Cest seulement grâce à cette phénoménologie des plus minutieuses, et en tenant compte de lensemble des mécanismes du moi présentement à luvre quon peut distinguer le pattern actuel de comportement. Si lon néglige cela, ou si tous les patterns précédents nont pas été tous clairement dégagés, on court le risque de ne jamais pouvoir reconnaître exactement le pattern de lenfance. Le résultat en serait alors une interprétation fausse du matériel infantile.
11. Au moment où janalysais le patient dont je parle ici, je connaissais bien larticle dHélène Deutsch. Sans en être pleinement conscient, jai suivi son exemple, en pratiquant un examen systématique des activités intellectuelles de mon patient.
12. Lanalyse du cas que nous venons de présenter a été interrompue par la Seconde Guerre mondiale. Pendant son analyse, le patient a publié au moins un des travaux quil avait depuis longtemps en projet. Il a eu lintention de reprendre son analyse après la fin de la guerre, mais il ne lui a pas été possible, à ce moment-là, de me recontacter. Depuis, jai entendu dire quil était satisfait tant de sa vie familiale que de sa carrière.
13. Cf. Fenichel [4], Glover [14, 15], Sharpe [31] et surtout Lorrand [13], qui traitent de ces problèmes. Un groupe de collègues a commencé à mettre au point une méthode de recherche pleine de promesse: pendant une longue période, après avoir obtenu, par leur contrôle, leur qualification danalyste, ils continuent régulièrement à parler de leurs cas avec des collègues, et ce sur plusieurs années, afin de comparer leurs différences de style analytique. Espérons que cette méthode de comparaison fera entrer le problème de la prédiction dans les débats analytiques.
14. Lidée de petites équipes travaillant sur plusieurs années (avec ou sans support institutionnel) semble gagner rapidement du terrain chez les analystes. La comparaison des techniques dans leur ensemble, ou plus spécifiquement létude de la planification et de la prédiction, pourrait bien savérer être la pratique idéale pour stimuler ce genre de travail qui, si on sait en rendre compte, devient un document de travail irremplaçable.
15. Cf Fenichel [4] et particulièrement Herold [19] et Grotjahn [16], qui font les mêmes remarques.
16. Voir les descriptions que fait Freud de ce type de relations, dans certains passages de ses premiers articles [13, p. 344]
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